21/05/2024
Avec des dispositifs plastiques complexes et sensibles, Dalila Mahdjoub décolonise des archives de toutes sortes : personnelles, institutionnelles, médiatiques…
« Ils ont fait de nous cinéma » est une expression arabe idiomatique à double sens. Elle exprime d’un côté la spectacularisation du fait colonial où l’autre est réduit à une image (et donc mis à distance de lui-même et du réel), et de l’autre côté elle signifie, sans détour : «ils se sont moqués de nous ».
Cette recherche a commencé avec l’inscription au verso d’une photographie de son grand-père dans l’album familial : « Souvenir de Djorf - ton père, Lakdar Mahdjoub ». Par les récits de sa mère, Dalila Mahdjoub découvre alors la réalité des « camps », qu’ils soient d’internement, de tri, de transit ou de regroupement… Djorf était l’un des camps d’internement durant la guerre de libération de l’Algérie.
En tirant les fils de cette histoire, c’est un mouvement rigoureux et kaleïdoscopique qui se diffracte, traverse d’autres histoires : qu’il s’agisse de cette histoire si méconnue des camps dans l’Algérie coloniale entre 1955 et 1962, où son grand-père a été interné une année entre 1958 et 1959 ; d’une sculpture coloniale sur l’escalier monumental de la gare Saint-Charles à Marseille (dont elle défait l’horizontalité) ; des photographies d’une représentation théâtrale dans la prison des Baumettes pendant la période de la guerre d’indépendance de l’Algérie ; de sa relecture critique du slogan paternaliste “Touche pas à mon pote”; ou de déchirer sa bibliothèque coloniale en un geste performatif qui sera répété plusieurs fois jusqu’au six juillet… Dalila Mahdjoub parle de l’exclusion et de la désubjectivation coloniale. Elle touche « ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante » (Edward Web Du Bois(1)).
Dalila Mahdjoub renverse les points de vue en conjuguant subtilité, précision et retournement de la violence. Au-delà des figures coloniales les plus évidentes, elle s’efforce aussi de débusquer jusque dans des représentations prétendûment “amies” une assignation à une position inférieure, ce qu’elle appelle « la figure de l’être inachevé »(2), et qu’elle vomit avec des œuvres à la fois patientes, minutieuses et fulgurantes.
On retrouve en effet dans plusieurs œuvres, dessins ou vidéo, un geste générique : Dalila Mahdjoub fait tomber le langage colonial, à la fois plastiquement et politiquement. Les lettres tombent matériellement, en bas de la page. C’est là que la plus grande tension opère. Entre la négation coloniale de l’autre et une humanité qui affirme l’unité de son être. Entre une violence et une douceur, une lenteur, une délicatesse extrême, redoutable. Dalila Mahdjoub relie le poétique, le biographique et le politique en une expérience qui réouvre l’horizon du présent en nous engageant à être autrement avec celles et ceux que l’on ne pourra plus jamais dire autres.
Paul-Emmanuel Odin
1 : Edward Web Du Bois, Les Âmes du peuple noir, 1897, édition la découverte, 2007.
2 : Dalila Mahdjoub, « Vomir la figure de l’être inachevé », magazine Voice Over, numéro 7 « Monuments », p.14, 2022.
En ligne :
https://voice-over-issues.com/monuments-avec-dalila-mahdjoub
Dalila Mahdjoub
[FR 1969] Vit et travaille à Marseille.
Dalila Mahdjoub reste au plus près d’une économie du geste pour parler de l’histoire coloniale (notamment celle de la France et l’Algérie) dont elle fait littéralement « tomber » le langage.
http://www.documentsdartistes.org/artistes/mahdjoub/repro-archivessol.html#modal
Dans le cadre du Printemps de l’Art Contemporain 2024
Avec le soutien de Mécènes du Sud Arles-Aix-Marseille
Du mercredi au samedi de 14h à 19h
Remerciements :
Khedidja Mahdjoub, Habiba Mahdhoub, Youcef Soltani, Djamel Mahdjoub, Guillaume Loiseau, Zoé Carle, Florence Mazzella di Bosco, Marie-Myriam Soltani, Jean Humblot, Fanny Humblot, Pierre Moncuit, Charbel Saad, Ariel Mestron, Marc M.
Conseil départemental 13 / Archives départementales
Centre pénitentiaire de Marseille-Les Baumettes,
La Confiserie,
La Box - Ecole nationale supérieure d’art de Bourges
Centre de culture ouvrière Bernard du Bois