21/05/2021
Interview de Josée Gensollen
Psychiatre, collectionneuse, membre du comité artistique de Mécènes du Sud Aix-Marseille de 2008 à 2019.
Bénédicte Chevallier (Directrice de Mécènes du Sud Aix-Marseille) : Toutes ces années, tu as donné beaucoup à Mécènes du Sud qui t’a nommée membre d’honneur : ton expertise sur les projets candidats, ton réseau de professionnels pour constituer le comité artistique, ton hospitalité pour le réunir… Qu’est-ce qui t’a convaincue de participer à cette cause ?
Josée Gensollen : À mes yeux, le mécénat est indispensable pour la création, pour encourager et accompagner les artistes. J’ai tout de suite apprécié le positionnement de Mécènes du Sud sur le terrain du soutien, de l’aide et de la convivialité et non pas celui du retour sur investissement ou du prestige. Les mécènes font preuve d’une très grande bienveillance ; ils ont conscience que l’art est une nécessité.
Bénédicte Chevallier : En prenant le rôle de présidente du comité quelques années après, tu as posé une condition…
J.G. : Effectivement, celle de choisir ses membres. J’ai opté pour des professionnels très différents, passionnés, avec de solides connaissances en histoire de l’art, et dont la reconnaissance leur avait permis d’occuper des postes dans de belles institutions. J’avais à cœur de réunir des sensibilités esthétiques différentes, quitte à susciter des débats polémiques. Je peux citer Chiara Parisi, Jean-Marc Prévost, Jean-Marie Gallais.
B.C. : Tu es une collectionneuse non seulement avertie mais reconnue internationalement ; Mécènes du Sud réunit principalement des dirigeants d’entreprises, qui souhaitent s’initier à l’art. T’es-tu identifiée à eux ?
J.G. : Le mécène, au même titre que le galeriste, aide à la production de l’œuvre et va découvrir, après une attente plus ou moins longue, le travail de l’artiste qui peut parfois être moins intéressant qu’il ne l’avait espéré. Le mécène prend un risque en choisissant un projet, là où le collectionneur choisit l’œuvre. C’est fondamentalement différent. Mais si le mécène l’a aidé à produire, l’artiste doit aussi être soutenu par des acquisitions et la diffusion de ses œuvres.
À ce titre, je pense que le collectionneur a le devoir moral de favoriser la visibilité des œuvres par le plus grand nombre en acceptant les prêts sollicités par les institutions. Une œuvre n’est ni une marchandise, ni un trophée mais une fenêtre ouverte sur un champ à découvrir.
B.C. : Les mécènes ont mis de la distance entre leur activité professionnelle et les projets qu’ils soutiennent dont ils confient le choix à des personnalités de l’art tels que toi. As-tu mis cette distance entre ta profession de psychiatre et ta collection ?
J.G. : Je me méfie effectivement de mes réflexes et de mes intérêts professionnels ! Nous [Marc et Josée Gensollen] avons été extrêmement vigilants en nous prémunissant des interprétations psychanalytiques. Inviter des psychanalystes pour parler d’œuvres alors qu’ils ne connaissent pas l’art me semble incohérent.
La souffrance, je l’ai accompagnée en tant que médecin respectueusement. Mais dans mes choix artistiques le pathos, le sensationnel sont mis à distance ; il est plus intéressant de voir les problèmes de société traités conceptuellement comme le font Teresa Margoles, Jimmie Durham, Rirkrit Tiravanija, Esther Ferrer ou Philippe Thomas.
Nous sommes (moi en particulier), sensibles aux questions sociales.
Marc me dit que j’ai dernièrement transgressé la ligne de la collection par certains choix. Mais je pense que dans notre sélection, plutôt conceptuelle et minimale, nous avons réussi à ne pas tomber dans le formalisme grâce à deux artistes : Bruce Nauman et Dan Graham, qui ont introduit le corps et la communication. Les préoccupations concernant la condition humaine et la communication restent centrales dans notre approche.
B.C. : Apprécier l’art, c’est aussi le reconnaître. Tu te joins parfois à nos visites ou nos conférences quand bien même tu es déjà très initiée.
J.G. : Je trouve qu’associer le mécénat à de l’initiation est très pertinent. Il faut réussir à ne pas être excluant en accompagnant le temps long de la connaissance. Je trouve que votre Soirée Coup de Cœur est une belle invention et qui est même indispensable dans la rencontre avec les créateurs.
Il faut d’une part s’initier en voyant de tout, et d’autre part acquérir des références historiques pour se faire son idée. L’enjeu est d’apprendre à savoir affûter son jugement esthétique. Je trouve donc important que les mécènes puissent visiter la biennale de Venise, la Documenta et prennent conscience qu’il n’y a pas d’art officiel car les curateurs, les conservateurs font des choix différents, issus de pensées différentes. L’art ne se nourrit pas d’une pensée unique.
Nous aimons participer à vos visites locales pour découvrir des artistes dans l’anonymat, sans être pour autant en recherche d’acquisitions. Nous avons du respect pour le travail des galeries. Pour cette raison, nous n’achetons pas en atelier. Nous considérons aussi qu’un artiste y gagne, en maîtrisant la diffusion de ses œuvres.
B.C. : Les acteurs culturels ont été privés d’action. Le public n’a plus eu accès aux œuvres et aux artistes. Quel regard portes-tu sur cette situation ?
J.G. : Après une saturation des réseaux sociaux par les galeries pendant le premier confinement, elles ont proposé des expositions virtuelles, dans lesquelles les prix des œuvres étaient visibles, donnant une grande liberté d’information. Les gens prenaient le temps de regarder. D’ailleurs, les salles des ventes ne se sont jamais aussi bien portées.
Mais tu as raison d’évoquer cette frustration qui est énorme du côté des conservateurs de musées, et de ceux qui organisent des expos. Certes, il y a des expositions dans les galeries, mais parmi toutes celles qui ont été reportées, certaines vont être annulées. Il va y avoir un gros embouteillage avec tout ce qui se fabrique sans être montré. Du côté des institutions, cela permettra certainement de se recentrer sur l’essentiel.
Il y a quelque chose d’anxiogène de ne pas pouvoir se nourrir culturellement par la visite d’expositions. Mais les professionnels disent tous qu’ils travaillent plus et qu’ils lisent plus. Je pense donc que cela portera forcément ses fruits. D’autre part, les visites de professionnels en petits comités favorisent l’attention. Malheureusement, cela crée une plus grande fracture entre ceux qui y ont accès et les autres. Cette situation a l’avantage de nous interroger.
B.C. : Le monde peut-il se réparer sans représentation sensible ?
J.G. : Ce que nous vivons est préoccupant au niveau de la relation avec l’autre. Et cela soulève de nombreuses questions : de quoi nous méfierons-nous après ? Internet diffuse des informations inégales en mettant tout au même niveau ; comment opérer un arbitrage qualitatif ?
Les amateurs vont-ils consommer plus ou deviendront-ils plus sélectifs ? Peut-être certains rechercheront-ils seulement l’immersion dans les expositions et que l’acquisition ne sera plus une nécessité ?
Le regard indispensable sur la création sera-t-il plus nourri de réflexion, de culture, et plus social ?
Cette pandémie mondiale génératrice de peurs, de modifications des relations humaines, va avoir des retentissements psychologiques et nous sommes curieux des interprétations que vont en faire les artistes.
Les œuvres ne précèdent-elles pas ce que penseurs et médias en diront ?
B.C. : Quels artistes ont été pour toi des précurseurs ?
J.G. : Les noms qui me viennent à l’esprit sont ceux des artistes de la rupture, comme Léonard De Vinci, Gustave Courbet, Vassily Kandinski, Casimir Malevitch, Marcel Duchamp et plus près de nous, Daniel Buren, qui nous libère de la représentation ou Tino Sehgal qui nous interpelle sur la question de la transmission d’un art immatériel libéré de sa valeur vénale. Certains voient l’avenir de l’art dans la création numérique ou l’art de rue. Je pense que la poésie a un bel avenir.